Refuge 44, Prix Musée Schlumberger 2018

Publié par Guillaume Dupuy, le 14 juin 2018   5k

Partir sur les traces de 1 000 civils réfugiés dans une carrière de Fleury-sur-Orne pendant la Seconde Guerre Mondiale. C’est ce projet original, porté par l’INRAP, en association avec le CRAHAM, qui a été désigné lauréat du Prix Musée Schlumberger 2018 par le jury du concours “Têtes chercheuses”.

Elles étaient 4 équipes de recherche normandes à candidater pour cette 9ème édition du concours “Têtes chercheuses”. Au terme de ces délibérations, le jury a désigné l’Institut national de la recherche archéologique préventive (INRAP) comme lauréat du Prix Musée Schlumberger 2018 pour son projet “Refuge 44”. Cyril Marcigny, Archéologue et Directeur adjoint scientifique et technique de Normandie, nous présente ce projet original qui nous replonge dans le quotidien des civils pris dans la Bataille de Caen.

Bonjour Cyril. Je vous propose de commencer avec une question simple : qui êtes-vous ?

Bonjour. Je m’appelle Cyril Marcigny. Je suis archéologue à l’Institut national de recherches archéologiques préventives (INRAP) et rattaché au Centre de recherche en archéologie, archéosciences et histoire (CReAAH). J’y occupe les fonctions de Directeur adjoint scientifique et technique pour la Normandie et de Directeur du Centre de recherches archéologiques de Bourguébus.

Quelques mots sur l’INRAP ?

L’INRAP a été créé en 2002 par le Ministère de la Culture et le Ministère de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation suite à “l’Affaire de Rodez” [un site gallo-romain au cœur de la ville, détruit aux trois quarts par un aménageur, ndlr] et à la Loi sur l’archéologie préventive. En Normandie, nous sommes environ 90 archéologues répartis entre le centre de Bourguébus (14) et celui du Grand-Quévilly (76), dirigé par Sylvain Mazet.

L’INRAP a pour mission principale de réaliser des diagnostics et des fouilles sur des lieux touchés par les travaux d'aménagement du territoire, comme par exemple le chantier du nouveau tramway à Caen. Nous menons également, en parallèle, des programmes de recherche sur des sites d’intérêt. L’étude du site de Fleury-sur-Orne entre dans ce second axe.

Nous entrons donc dans le vif du sujet. Pouvez-vous nous parler de ce site ?

En 2014, à l’occasion du 70ème anniversaire du Débarquement, Aurélie Filipetti, alors Ministre de la Culture et de la Communication, a décidé d’étendre le champ chronologique “traditionnel” de l’archéologie à la période contemporaine et notamment aux deux grands conflits mondiaux.

À cette époque, je rédigeais un ouvrage sur l’archéologie du Débarquement avec mon collègue Vincent Carpentier. La carrière-refuge de la Brasserie Saingt de Fleury-sur-Orne figurait parmi les sites réexaminés pour ce livre car elle avait déjà fait l’objet d’une reconnaissance dans les années 80. Nous avons redécouvert un site exceptionnel pour la période considérée.

C’est-à-dire ?

Dès le 5 juin 1944, les frères Saingt ont été prévenus par la Résistance et la BBC, comme d’autres propriétaires de carrières, de l’imminence du Débarquement. Ils ont alors ouvert les portes de leurs caves aux civils qui fuyaient les bombardements. À 8h, ils étaient 50 réfugiés, 200 à midi, 500 le soir. Au final, près d’un millier de personnes s’y est installé.

À la fin de la Bataille de Caen, en juillet, les familles ont dû évacuer rapidement leur abri sur ordre du Préfet Daure, laissant derrière elles de nombreux objets. C’est là que tout se joue : froissés du manque de reconnaissance des autorités de l’époque, les frères Saingt ont décidé d’interdire l’accès aux souterrains, fermant le site avec les traces et vestiges des réfugiés. Cette décision a fait de cette carrière-refuge un véritable conservatoire archéologique où le temps s’est littéralement arrêté il y a 70 ans : c’est un “Pompéi” de la Seconde Guerre Mondiale !

À quoi cela ressemble-t-il aujourd’hui ?

La carrière se trouve aujourd’hui sous un lotissement. L’accès principal a été détruit et le site n’est plus accessible que par un puits d’environ 15 mètres de profondeur avec un équipement de spéléologie. Une fois à l’intérieur, vous découvrez une “cathédrale” de 2 hectares avec des plafonds de 8 mètres de haut. Les lieux présentent encore les aménagements effectués par les civils et les sols sont jonchés de jouets, d’objets de consommation courante, de pièces de monnaie. On y retrouve également des vestiges de valeur, comme des lunettes ou des bijoux, et quelques objets liés à la vie militaire.

En quoi consiste votre travail de recherche ?

L’état de conservation exceptionnel nous a offert l’opportunité avec Laurent Dujardin, spéléologue et historien associé au Centre Michel de Boüard - Centre de recherches archéologiques et historiques anciennes et médiévales (CRAHAM), de mettre en place en 2015 une opération archéologique expérimentale au croisement de l’archéologie, de l’histoire et de la sociologie.

Cette opération, unique en son genre, proposait un protocole d’intervention stricte, le souci premier de l’équipe a étant de conserver l’intégrité du site. Ne marcher sur rien, ne toucher à rien. Scanner en 3D les espaces et les sols, observer, coter et noter un maximum de détails pour ensuite tout intégrer dans une base de données. Ce travail de collecte aura nécessité 8 campagnes d’une semaine chacune. L’analyse, débutée il y a 4 ans, est toujours en cours. Près de 6 000 objets sont déjà répertoriés.

Comment parvient-on à réécrire l’histoire de ces civils au travers de ces objets ?

L’expérience nous aide bien sûr mais le site de Fleury-sur-Orne se révèle assez facile à décrypter : les fils de fer qui supportaient les cloisons faites de draps sont encore en place, l’aménagement des petits espaces rectangulaires réservés à chaque famille (15 à 20 m2 à peine) se devinent entre les zones de passage plus piétinées, … Parfois, certains éléments peuvent se révéler plus difficile à interpréter ou ne peuvent tout simplement pas être déduit des indices à notre disposition. Dans ce cas-là, on peut faire appel à des témoignages.

Des témoignages ?

Oui. Laurent Dujardin, qui co-dirige ce programme, a pu retrouver des personnes qui avaient vécu dans la carrière-refuge de la Brasserie Saingt. Je pense à une personne en particulier, Yvette Lethimonnier, dont les souvenirs nous ont été d’une aide précieuse. Yvette avait 11 ans à l’époque et son père avait été nommé responsable des cuisines. Nous l’avons fait redescendre en 2015 dans la carrière, un grand moment de stress !

Une fois arrivée dans la carrière, elle s’est rappelée de tout. Elle a ainsi confirmé certaines de nos hypothèses et nous a également apporté de nouveaux éléments. On avait notamment un secteur avec une forte concentration de produits médicaux et de grands espaces vides que l’on ne comprenait pas. Elle s’est rappelé que c’était la zone où était installé le médecin et qu’elle y avait pris du sirop pour la toux autour de braséros. Elle se rappelait également le nombre de personnes qui vivaient dans un autre espace. On sait maintenant que 2 familles, 17 personnes au total, vivaient dans 15 m2 !

Pourquoi s’intéresser à la vie de ces civils pris dans la Seconde Guerre Mondiale ?

Au niveau historique, on a toujours l’impression que cela ne sert à rien de faire des fouilles sur des sites contemporains puisque, contrairement aux autres périodes, il existe de nombreuses sources (films, photos, livres, …) mais ce n’est pas le cas pour les réfugiés civils, en tout cas pas dans notre secteur d’études. On a des clichés réalisés par des journalistes canadiens et anglais mais elles datent de la Libération et ont été mises en scène, on a également quelques ouvrages mais qui intègrent forcément le biais de l’auteur.

L’intérêt de ce programme de recherche est de créer une nouvelle source plus fiable mais il y a une forme d’urgence : les indices, tout comme les témoins de cette époque, disparaissent avec le temps.

Le modèle 3D créé par les chercheurs du Laboratoire des sciences de l’ingénieur, de l’informatique et de l’imagerie (ICube) de l’Institut national des sciences appliquées (INSA Strasbourg), Pierre Grusenmeyer et Samuel Guillemin, et la spécialiste des modèles numériques du laboratoire “Géographie de l’environnement” (GEODE) de l’Université Jean Jaurès (Toulouse), Albane Burens, va non seulement permettre de conserver ces éléments en les numérisant mais également de le rendre accessible aux historiens qui vont pouvoir le visiter virtuellement, s’y déplacer, zoomer sur un secteur, aller chercher un objet et consulter sa fiche d’identité.

Au-delà de cet intérêt conservatoire et scientifique, cet outil a également une portée de communication puisqu’il peut permettre aux publics de découvrir ce pan encore trop peu connu de l’Histoire.

C’est cette envie de remettre en lumière ces réfugiés civils qui vous a motivé à participer au concours “Têtes chercheuses” ?

L’INRAP s’intéresse depuis quelques années au regard que porte le grand public sur le travail archéologique : comment ils réagissent aux lieux, aux objets. C’est très intéressant pour nous de recueillir ses regards et ses interprétations extérieurs. Cela nous permet de développer de nouvelles idées.

Le concours “Têtes chercheuses”, de par son objectif de créer un outil de médiation à destination d’un public extérieur mais aussi avec sa journée de co-création, entre en écho avec cette dynamique.

Justement, que vous a apporté cette journée de co-création ?

Pour être honnête, on ne savait pas trop à quoi s’attendre. Nous avions une idée très claire de l’outil que nous souhaitions développer [une balade virtuelle avec un casque de réalité augmentée, ndlr] mais au final, les participants nous ont surpris.

Alors que le côté participatif avait été laissé de côté, il s’est avéré très intéressant de voir comment ils s’appropriaient la chose, essayaient d’interpréter par eux-mêmes les éléments présents dans le modèle et proposaient des hypothèses. Le message était clair : les participants ne voulaient pas simplement être spectateurs de leur découverte, ils voulaient être acteurs de la démarche scientifique.

Nous nous sommes rendu compte qu’une telle ouverture pouvait nous apporter beaucoup plus que de simplement faire connaître le site, elle pouvait venir enrichir notre recherche. Nous avons donc fait évoluer notre proposition et là où le projet consistait en la création d’un objet patrimonial virtuel fermé, nous avons décidé de l’enrichir d’un maximum d’éléments et de laisser plus de liberté au visiteur pour lui permettre de développer ses propres scénarios.

Quelles sont les prochaines étapes du projet ?

Nous avons été séduit par l’expérience participative de cette journée de co-création. Nous avons donc décidé, en accord avec les équipes du Dôme et de la Fondation Musée Schlumberger, de nous laisser 18 mois pour finaliser le projet et ainsi permettre aux publics de développer l’outil avec nous.

Les ingénieurs de l’INSA Strasbourg et de l’Université Jean Jaurès travaillent au développement du modèle numérique. En parallèle, archéologues et historiens poursuivent l’interprétation des éléments recueillis lors des fouilles.

La première version du modèle sera présentée aux publics en octobre à l’occasion de la Fête de la Science. Les participants du TURFU Festival et les visiteurs du Village des sciences de Caen pourront à cette occasion tester les différents scénarios de visite et nous aider à les améliorer.

Nous aimerions poursuivre ce travail pendant l’année avec des lycéens au travers d’un Parcours culturel scientifique. L’idée étant que le projet final soit présenté lors de la Fête de la Science 2019.

Et après ?

Pourquoi ne pas imaginer l’installer au Mémorial des civils dans la Guerre de Falaise ?


Le programme de recherche de la carrière-refuge de la Brasserie Saingt de Fleury-sur-Orne a été développé avec le soutien de la Direction régionale des affaires culturelles (DRAC Normandie), le Département du Calvados, le Centre national de la recherche scientifique (CNRS), l’Institut national de recherches archéologiques préventives (INRAP) et l’Institut national des sciences appliquées (INSA Strasbourg).


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Crédits : INRAP/Cyril Marcigny (DR).