Comment réussir notre désintox énergétique ?

Publié par Le Dôme, le 16 décembre 2022   810

Entre crise énergétique et énième raout international pour contrer le changement climatique, Le Dôme a invité le 19 octobre 2022 les Caennais·e·s à débattre sur la sobriété. Les chercheur·se·s et expert·e·s réunis par le centre de sciences ont passé au crible les déclinaisons de cette notion de sobriété énergétique, et surtout les leviers pour y parvenir de manière collective.

“Je baisse, j’éteins, je décale” : la communication gouvernementale entend marteler ces mots dans la tête des Français·e·s tout l’automne. La méthode est celle des petits gestes du quotidien, en comptant sur chaque citoyen·ne pour respecter les consignes à la lettre. Visant également les entreprises et les administrations, le plan sobriété présenté par l’exécutif propose par exemple de chauffer à 19°C maximum, de réduire l’éclairage public, ou d’augmenter le télétravail. Sa principale raison d’être est la crise énergétique liée à la guerre en Ukraine, mais aussi au nombre exceptionnel de centrales nucléaires à l’arrêt actuellement en France. Des efforts décrits par la ministre de la Transition énergétique, Agnès Pannier-Runacher, comme une “chasse au gaspillage d’énergie”

"La sobriété est une manière de diminuer la demande en énergie via nos usages et nos modes de vie”, définit de manière plus englobante Clotilde Chagny, Responsable de projet à l’Institut I-Tésé du CEA. Cet organisme de recherche en économies d’énergie s’associe au Dôme pour un cycle de recherche participative sur les pratiques sociales liées à la crise énergétique, initié par la conférence organisée ce 19 octobre 2022. Sur le plan sociologique, Frédérick Lemarchand préfère parler de “frugalité volontaire et de pratiques d’auto-réduction, portées depuis des décennies par l’écologie politique”. Le directeur du Centre de recherche “Risques et vulnérabilités” (CERREV) considère la question énergétique comme extrêmement complexe, du fait qu’elle est “incorporée dans tous les objets qui nous entourent”.

SCÉNARISER LA TRANSITION

Florian Guillotte accompagne particuliers, collectivités et entreprises dans leur démarche de sobriété, au sein de la coopérative manchoise Les 7 Vents, qu’il codirige. Pour lui, la référence sur la sobriété est négaWatt, l’association qui porte cette notion depuis 2001 dans son scénario de transition énergétique. Avec l’objectif de neutralité carbone à l’horizon 2050 pour les signataires de l’accord de Paris de 2015, d’autres organismes ont produit des scénarios énergétiques incluant un aspect sobriété. Clotilde Chagny détaille le principe de ces exercices de prospective, qui visent à réduire l’utilisation des énergies fossiles. Un premier axe est celui de la production, à travers le changement du mix énergétique et l’électrification des usages. Le second est celui de la consommation, via une meilleure efficacité énergétique et une démarche de sobriété.

La représentante d’I-Tésé a comparé les différents scénarios, produits par les organismes français et le GIEC. Au-delà des chiffres et des indicateurs qui n’ont pas tous le même référentiel, des leviers similaires sont identifiés dans les différents rapports. On retrouve les mesures de court-terme actuellement prônées par le gouvernement français. D’autres pistes remettent plus en question nos modes de vies se dessinent. Il faudrait ainsi arriver à une augmentation du nombre de personnes par foyer, réorganiser le territoire pour des mobilités plus douces, ou encore diminuer la part de viande dans nos régimes alimentaires.


8 SCÉNARIOS FRANÇAIS,
13 SCÉNARIOS INTERNATIONAUX

Les pionniers du scénario énergétique en France, c’est négaWatt. Tous les cinq ans, l’association actualise son exercice prospectif. Dernière édition en date en octobre 2021. La démarche repose sur l’application des principes de sobriété, d’efficacité et de sources renouvelables à tous les secteurs économiques.

Fin 2021, la publication de l’étude “Futurs énergétiques 2050” par RTE a été très commentée. Le gestionnaire du réseau de transport d’électricité français avait été saisi par le gouvernement pour se pencher sur l’évolution du système électrique. Figurent notamment dans ces travaux trois scénarios de consommation énergétique : référence (poursuite de la croissance), sobriété (des usages et des consommations), et réindustrialisation profonde (investissement technologique, relocalisations).

De son côté, l’ADEME a choisi encore une autre méthode. L’agence de la transition écologique a publié le rapport “Transition(s) 2050”, qui explore quatre trajectoires et autant de choix de société. “Génération frugale” se concentre sur la mobilité, l’alimentation, la consommation. “Coopérations territoriales” met l’accent sur la gouvernance partagée et décentralisée de la transition. “Technologies vertes” et “Pari réparateur” misent sur le développement technologique.

Dans ses rapports, le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), décline selon plusieurs hypothèses deux types de scénarios. Les trajectoires communes d’évolution socio-économique (SSP) incluent les enjeux d’adaptation et d’atténuation et décrivent différents modèles de développement. Ils sont associés aux trajectoires représentatives de concentration (RCP), qui servent à modéliser les projections climatiques.


Prises individuellement, plusieurs de ces mesures interrogent sur leur pertinence et leur efficacité. La réflexion sur le nombre de personnes par foyer questionne ainsi directement la sphère intime. Frédérick Lemarchand confirme cette évolution des structures sociales et modes de vie, liée à “un désir d’individualité, et plus de séparations”. Pour autant, cela n’interdit pas “des choix politiques sur le type d’habitat proposé et la manière de faire la ville”, avec moins de pavillons individuels et plus d’immeubles collectifs. Concernant le télétravail, l’effet miracle n’est pas non plus garanti, avance Clotilde Chagny. “On manque de recul sur les économies réellement permises sur le chauffage et la mobilité. Les personnes sont incitées à habiter plus loin du lieu de travail et il faut toujours assurer les petits déplacements du quotidien (faire les courses, aller chercher les enfants à l’école…).”

DÉBRANCHER À PLUSIEURS

Même avec un consensus sur les leviers de la sobriété énergétique, comment les mettre en œuvre rapidement et collectivement ? “Plusieurs manières existent pour piloter le changement social”, explique Frédérick Lemarchand. La contrainte : économique, fiscale, ou légale, mais “l’exemple du covid donne froid dans le dos, par rapport à la réaction coercitive du système politique dans l’urgence”. Le sociologue préfère l’option de l’utopie, “imaginer ce qui est souhaitable et faire en sorte que cela se réalise”. Pour cela, encore faudrait-il injecter dans les scénarios énergétiques “une vision plus sociale de l’énergie”, “réinvestir les projets collectifs” et “mener des expériences dans les territoires, au niveau local”.

Les projets collectifs, ça donne quand même
plus envie que les petits écogestes.

Florent Guillotte, Co-directeur de la coopérative Les 7 Vents

Avec sa coopérative, Florent Guillotte s’inscrit dans cette dynamique de produire ensemble la transformation écologique. “On travaille beaucoup sur des projets d’entraide, et au montage de collectifs, par exemple en rassemblant au niveau régional pour la production d’énergie citoyenne et renouvelable. Ça donne quand même plus envie que les petits écogestes.” Frédérick Lemarchand convoque à nouveau le sujet du télétravail et se désole de sa tendance à casser les liens humains entre collègues. Il préconise plutôt le coworking, qui permet une forme de télétravail n’isolant pas les individus. Le chercheur croit dans la vertu du collectif, avec à l’appui l’exemple de ce qu’il a observé sur le terrain après la catastrophe de Tchernobyl. “Dans ce contexte d’effondrement, j’ai vu des gens réapprendre à travailler ensemble parce que c’était nécessaire, et développer une agriculture autosuffisante et extrêmement sobre en énergie.”

Parmi les scénarios énergétiques présentés par Clotilde Chagny, la démarche de l’ADEME prend en compte l’adhésion de la population aux changements de nos modes de vie. “L’ADEME a mis une trentaine de personnes en face des différents scénarios. Concernant par exemple l’hypothèse d’un permis carbone, il en est ressorti un impératif de justice sociale et de préservation des libertés individuelles.” La représentante d’I-Tésé propose comme point de repère la Théorie du Donut, de l’économiste britannique Kate Raworth. “Il y a un plancher social en dessous duquel il ne faut pas descendre, et en même temps un plafond de ressources terrestres qu’on ne doit pas dépasser, et tout le monde doit vivre dans cet espace.” 

La question des limites et du partage des ressources affleure directement dans l’actualité. “Actuellement nos réserves de gaz sont pleines, mais l’hiver prochain on risque une vraie pénurie”, alerte Frédérick Lemarchand. Au vu des tensions déjà existantes à la pompe à essence, le sociologue s’interroge sur les impacts d’une crise énergétique avec des “limites physiques et plus seulement économiques”. Il ne voit pas ce qui pourrait dans l’immédiat remplacer les énergies fossiles “pour préserver nos niveaux de vie et notre système social (études, retraites…)”. D’où une “menace directe sur la paix sociale : si on dit qu’il faut partager, comment va-t-on arbitrer ? Ça va être infernal !”

INNOVATION TECHNOLOGIQUE OU SOCIALE ?

L’urgence et l’intensité des chocs énergétiques et environnementaux font douter du solutionnisme technologique porté par exemple par les scénarios de RTE. “Ils estiment des gains énergétiques liés au deux tiers à l’efficacité : l’amélioration technologique des process, des rendements, de l’isolation thermique”, précise Clotilde Chagny. Une approche “techniciste” à rebours des alertes du GIEC, pour qui des actions décisives doivent être menées dans les trois prochaines années. “Dans un délai aussi court, ce n’est pas possible que les innovations scientifiques apportent des solutions à tout”, affirme la représentante d’I-Tésé.

Un autre travers des scénarios axés essentiellement sur la question énergétique, c’est l’absence de prise en compte des autres ressources naturelles et de la biodiversité. “Les projections devraient inclure les emplois, la consommation d’eau, l’impact sur la faune et la flore, via le prisme de l’empreinte écologique”, estime Florian Guillotte. Clotilde Chagny prend l’exemple de l’avènement de la voiture électrique, qui déplace juste le problème. “Pour fabriquer un véhicule électrique, il faut six fois plus de ressources de minerais que pour une motorisation thermique.” Notamment des terres rares dont l’extraction est polluante, et le stock limité.

Toutes ces injonctions paradoxales nous rendent schizophrènes.

Frédérick Lemarchand, Directeur de recherche au CEREV

"Accélérez, freinez, consommez, soyez frugaux… toutes ces injonctions paradoxales nous rendent schizophrènes”, se désole Frédérick Lemarchand. Pour Florian Guillotte, nous sommes dans une situation analogue à celle du “sevrage d’un alcoolique, désarçonné dès qu’on lui enlève sa bouteille”. Un sevrage qui passe nécessairement par un changement de modèle économique, pense Frédéric Lemarchand. “Il faut décoloniser notre imaginaire des idées du marché autorégulateur et de la consommation à outrance importées des États-Unis.” Comme pistes et outils alternatifs, il cite en vrac le troc, les coopératives, ou encore la confédération paysanne. Les indicateurs économiques sont également à réviser pour le sociologue. “L’énergie représente seulement 4% du PIB mondial, mais est le soubassement de toute la société. À la place du travail humain et animal, nous avons créé des esclaves énergétiques.”

Cette rencontre "Le vrai, le faux, le flou" est organisée dans le cadre du programme de recherche participative en sociologie "Prométhée" coordonné par le Centre de recherche "Risques et vulnérabilités" (CERREV), l'Institut I-Tésé du CEA et le Centre de sociologie de l'innovation (CSI). Son volet participatif est développé en association avec Le Dôme. Il s'inscrit dans le cadre du label “Science avec et pour la société” décerné à l’université de Caen Normandie et au Dôme par le ministère de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l'Innovation. Ce programme bénéficie du soutien de l'Agence nationale de la transition écologique (ADEME).

Crédits : Le Dôme/P. Charbonnier

Rédaction : Grand Format / R. Pasquier et L. Bayoumy


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