Evaluation et suivi des SoftSkills en cursus Ingénieur : mythe ou réalité ?
Publié par Marc Legras, le 18 janvier 2022 1.6k
Marc LEGRAS1, 2, 3, Caroline TERRIE1, 4, Magali MANIEZ 2, Babacar THIOYE1, 2,
Marie-Pierre BRUYANT1, 2
1 Enseignants chercheurs, Institut Polytechnique UniLaSalle, Campus de Rouen, France
2 Equipe IAEE : Ingénierie de l'Agronomie, de l'Elevage et de l'Environnement
(marie-pierre.bruyant@unilasalle.fr; babacar.thioye@unilasalle.fr)
3 Directeur des formations (marc.legras@unilasalle.fr)
4 Responsable du cycle préparatoire, Equipe AAI : Agroalimentaire et Agro-industrie (caroline.terrie@unilasalle.fr)
1.Introduction
Au-delà de l’évaluation et la validation des compétences disciplinaires et des compétences transversales (compétences non spécifiques à une discipline identifiées par la Commission des Titres de l’Ingénieur (CTI) comme « les compétences de l’ingénieur » CTI 2016), les capacités personnelles sont un élément majeur de la construction de l’apprenant notamment dans l’environnement et la durée d’un cursus ingénieur et tout au long de la vie professionnelle. La plus cruciale est bien sûr la capacité à apprendre dans un contexte où les connaissances - de plus en plus digitalisées - évoluent sans arrêt. Mais elle n’est pas seule. Quel que soit le projet professionnel de l’étudiant, il doit être en mesure de connaitre ses capacités, faire preuve de pédagogie pour présenter ses projets à un public non initié – qu’il soit interne ou externe à son futur champ d’activité. L’esprit d’initiative, l’audace et la créativité comptent pour que chacun devienne moteur de l’innovation et du changement dans l’entreprise.
Apparue en Californie, théorisée notamment par l’école de Palo Alto, la notion de "soft skills" est relativement ancienne. À partir des années 1990, leur intégration était réservée aux dirigeants qui ont compris que la réussite d’une entreprise ne reposait pas uniquement sur l’expertise technique mais aussi sur un savoir-être, et qu’en progressant dans leur propre développement personnel, en sachant mieux gérer leur temps et leur rapport à leurs équipes par exemple, ils contribuaient à la performance de leur entreprise. Utilisées spécifiquement dans la formation continue en entreprise, les "soft skills" doivent être prises en compte, enseignées et évaluées dans l’enseignement supérieur en particulier dans les écoles d’ingénieur.
Du fait de leur nature, elles sont complexes à évaluer et la part de subjectivité est non négligeable dans leur quantification. La façon dont les "soft skills" ont été identifiées, traitées et utilisées, est explicitée dans cette étude depuis le début de la "démarche compétences" initiée en 2009 à l’Ecole d’Ingénieur en Agriculture, Esitpa, devenue Institut Polytechnique UniLaSalle (Campus de Rouen).
2. Méthodes
Démarche compétences
Le développement généralisé de l’évaluation dans l’enseignement supérieur dans les années 2000 a conduit à s’interroger sur notre capacité à isoler la "valeur ajoutée" d’une période de formation quelle que soit sa durée, que l’on soit formateur ou apprenant. Il est de la mission du formateur d’identifier et d’amener l’apprenant aux compétences attendues ; il est de la mission des organismes d’évaluation de jauger de manière objective la valeur ajoutée apportée par un programme, par une formation, par une mise en situation.
Les étapes conduisant au diplôme d’ingénieur sont fondées sur une logique d’acquis d’apprentissage (learning outcomes) permettant la maîtrise des connaissances, capacités et compétences à la fois théoriques et pratiques, nécessaires à l’exercice des fonctions d’ingénieur et qui, dans le cadre de la formation initiale, s’acquièrent sur une durée de cinq ans, soit dix semestres pleinement validés, après le baccalauréat.
L’enjeu de la démarche-compétences est donc la clarification de ce qu’on entend par « compétences » en formations d’ingénieurs et l’explicitation du projet pédagogique associé, notamment en ce qui concerne l’articulation entre professionnalisation et contenus académiques.
En 2009, l’Esitpa a débuté sa démarche « compétences » de manière (i) à répondre aux organismes de tutelle (DGER) et d’évaluation (CTI, AERES), (ii) à être cohérent et lisible dans l’Espace Européen de l’Enseignement Supérieur, (iii) à prendre conscience et identifier les ressources en termes d’ingénierie pédagogique nécessaire, (iv) à formuler et valoriser le référentiel correspondant. Bien que la finalité de cette démarche permette le pilotage des enseignements et des programmes ; elle a largement été partagée avec les dynamiques et réflexions du moment notamment avec les groupes de travail « Compétences » de la CDEFI et de la commission amont de la CGE.
Ainsi, trois typologies de compétences ont été identifiées et formulées dans nos cursus :
Les compétences transversales : elles ne sont pas spécifiques à un enseignement et peuvent être acquises quel que soit le champ disciplinaire ; elles correspondent au référentiel compétences, défini pour chaque programme d’ingénieur suivant les orientations de la CTI. Elles sont très liées aux modes pédagogiques et au type d’évaluation. Pour plus de lisibilité, nous pouvons les associer ici aux « savoir-faire transverses ou composites »
Les compétences « écoles » : elles sont en général dépendantes d’un enseignement et rarement transversales en terme disciplinaire. Elles correspondent aux « learning outcomes » à l’échelle du module ou de l’Unité d’Enseignement (UE). Nous avons fait le choix de baser leur formulation sur la base de la taxonomie de Bloom (Anderson 2001) via des verbes d’action. Elles peuvent dépendre fortement d’un mode pédagogique ou d’une mise en situation particulière. Pour plus de lisibilité, nous pouvons les associer ici aux « savoir-faire UE ».
Les soft skills : elles reposent fortement sur l’expression des qualités (innées ou liées à l’enfance et à l’environnement éducatif) et compétences (acquises par des expériences et des formations antérieures) comportementales des apprenants pour peu que les modes pédagogiques utilisés permettent de les mobiliser. De fait, elles ne peuvent être évaluées qu’en mise en situation. Elles couvrent un large spectre de compétences et relèvent fortement des notions de connaissance de soi (gestion des émotions, solidité personnelle, réflexivité), de relation avec l’autre (empathie, écoute), d’action (efficacité, gestion du temps) et de cognitif (créativité, ouverture d’esprit…), la capacité personnelle pouvant être reliée à une action professionnelle.
Dans les écoles d’ingénieurs, les enseignements scientifiques et techniques restent majoritaires à l’échelle du cursus. L’Institut Polytechnique UniLaSalle a choisi de valoriser les soft skills comme indicateur de suivi et de construction de l’apprenant. Aussi, la pédagogie de l’Institut étant basée grandement sur le « Learning by doing », le nombre de mises en situation (ateliers, expérimentations, workshop, serious game, sortie terrain, stage et/ou projet en entreprise…) est conséquent tout au long du cursus. L’attitude de l’apprenant est bien souvent intégrée dans l’évaluation d’un travail soit au niveau du barème, soit sous forme de curseur et/ou de bonus pour différencier un apprenant par rapport à un autre, n’ayant pas eu la même attitude sur une même action attendue.
L’ensemble des soft skills valorisées dans l’enseignement supérieur est décrit dans le tableau1. Quatre notions sont illustrées pour identifier et typer les compétences mises en valeur à l’Esitpa : temps, analyse, interrelation, connaissance de soi…
Tableau 1 : Benchmark Soft skills / Savoir-être / Compétences comportementales – UniLaSalle Campus Rouen – 2009 .
A l’issue du benchmark, l’Esitpa a sélectionné les soft skills les plus en adéquation avec les valeurs de l’école (colonne 1). Parmi celles-ci, les plus pertinentes à évaluer et correspondant aux mises en situation proposées dans notre programme, ont été choisies. Il s’agit de : rigueur, dynamisme, gestion du temps, savoir-être et autonomie, principalement prises en charge par les enseignants en cycle préparatoire et la première année en cycle ingénieur. Elles sont reprises lors des mises en situation longues (stages 4ème année et 5ème année : respectivement projet d’étude, PE et projet d’ingénieur, PI) par les professionnels (Tableau 2).
3. Résultats: Déploiement et évaluation des soft skills
L’ensemble de l’approche compétences à l’UniLaSalle s’est concrétisée en 2012 par la formalisation des compétences acquises sur tout le panel de formation de l’ingénieur en Agriculture. Les UE ont été restructurées en accord avec les objectifs de formation, les modes pédagogiques, les modes d’évaluation, les compétences attendues qu’elles soient transversales ou spécifiques.
Dans notre démarche et notre choix, les soft skills sont vues et utilisées comme un outil de suivi et de discussion avec l’apprenant, l’invitant à une posture réflexive. Ce processus est identifié par les apprenants et explicité dans les fiches d’enseignement à l’échelle du module ou de l’UE.
Tableau 2 : Soft skills évaluées dans des mises en situation à l’école (depuis 2013).
Les compétences génériques sont toujours évaluées en mise en situation (principalement évaluées en séance de travaux pratiques, en atelier et en stage). Le tableau 2 regroupe l’ensemble des compétences génériques évaluées. On y distingue les compétences évaluées à l’école (1) et permettant un suivi de l’étudiant et celles évaluées en stage (2). Les compétences évaluées à l’école sont capitalisées et permettent un suivi de chaque étudiant sur 5 critères (Gestion du temps, Dynamisme, Autonomie, Savoir-être, Rigueur). Plus de 23 mises en situation différentes sont ainsi évaluées du S1 au S4, par 15 enseignants différents.
Comportementales et liées à des capacités personnelles, elles sont évaluées sur la base d’un ressenti positif ou négatif. Les notations vont de -2 à +2 en passant par 0 (“note” la plus souvent attribuée, l’enseignant n’étant pas dans l’obligation de se positionner sur un critère pour un étudiant donné). Elles font l’objet de rencontres avec les étudiants pour discuter des points faibles et mettre en avant les points forts (cet état évolue chaque année, en effet, de plus en plus d’enseignants s’impliquent dans cette démarche).
Cumulées de mises en situation en mises en situation, elles reflètent la progression de l’étudiant par rapport à un critère. La figure 1 est une extraction de l’outil de suivi et de capitalisation de l’évaluation des compétences génériques. Le Radar représente le positionnement de l’étudiant vis-à-vis de sa promotion sur les 5 compétences. Le “score” est un cumul de l’évaluation des 5 compétences et représente un comportement général. Dans le cas de cet apprenant, bien qu’il soit positivement perçu – et ce largement par rapport à la promotion – il semble avoir des marges de progression en gestion du temps. Son score fait état dans tous les cas de soft skills « supérieures » à la moyenne de son groupe. La figure 2 représente l’évolution de l’évaluation des compétences d’un semestre à l’autre, ici l’évolution entre la fin du S1 et la situation en fin d’année. Bien que 3 compétences soient en progression, l’altération marquée de sa rigueur lors du second semestre induit une évolution négative de l’ensemble du score « soft skills ».
Figure 1 : Positionnement de l’étudiant dans sa promotion (moyenne normalisée) sur les 5 compétences.
Figure 2 : Evolution du score entre le semestre 1 et le semestre 2, par critère et sur l’ensemble du score.
4. Discussion et conclusion
4.1. Optimisation et évolution de l’outil
Pour l’instant, les scores par étudiant sont diffusés à chaque fin de semestre. Le suivi est assuré par les responsables de cycle de formation (cycle préparatoire notamment). Les apprenants sont invités à discuter de l’évaluation notamment là où les critères ont été évalués négativement. Cette approche induit inévitablement un questionnement sur soi au-delà de l’acquisition des savoirs et des savoir-faire. Cette prise de hauteur, de recul et/ou ce nouveau regard n’est pas simple. La réflexivité est peu connue pour les apprenants post-bac, bien que l’analyse de vécu soit toujours une source d’apprentissage et aide l’apprenant à prendre des décisions pour l’avenir, elle n’est pas toujours acceptée.
Par ailleurs, les enseignants en charge de ce suivi ne sont pas toujours formés pour aller plus en profondeur dans l’amélioration de l’attitude de l’apprenant vis-à-vis des soft skills visés.
Néanmoins, il y a toujours une valeur ajoutée à l’exercice et à ce questionnement qui peut se faire quel que soit le score et le cumul, négatif ou positif. A l’issue du cursus, cet outil pourrait constituer un bilan de compétences et le radar est tout à fait adaptée pour ce type de représentation. Les soft skills pourraient être classées ou typées en fonction du projet professionnel de l’apprenant. Enfin, le career center pourrait valoriser cet outil dans le cadre des enseignements sur l’insertion professionnel, la connaissance de soi et la construction du projet professionnel du futur diplomé.
Pour l'heure, afin de reconnaitre et valoriser les étudiants bien évalués sur leur soft skills, un OpenBadge est proposé et permet aux bénéficiaires de faire valoir leur aptitude reconnue par l'Institut.
Figure 3: OpenBadge de l'Institut Polytechnique UniLaSalle reconnaissant les SoftSkills identifiées et évaluées pour le cycle pré-ingénieur UniLaSalle Campus de Rouen.
4.2. Le point de vue des recruteurs
En matière de recrutement, les soft skills ont le vent en poupe. Les soft skills, par opposition aux hardskills, les compétences techniques validées par une formation, ce sont les "compétences émotionnelles", voire les qualités humaines intrinsèques qui font la personnalité d'un individu. Tout l’avantage de l’homme sur la machine. À formation et expériences égales, le savoir-être fait toute la différence ! C’est ce que révèle une étude sur les soft skills menée auprès de 450 responsables RH français.e.s, publiée par le jobboard Monster (Dor 2018).
Quand on regarde dans le détail, pour un tiers des recruteurs l’adaptabilité et l’agilité apparaissent comme les compétences les plus importantes, devant l’esprit d’équipe au 2ème rang et la rigueur et l’organisation en 3ème position. D’autres compétences comme l’empathie, l’ouverture d’esprit sont aussi très valorisées par les recruteurs. Pourquoi tant d’engouement pour les soft skills ? Dans un marché de l’emploi en profonde mutation avec la révolution numérique et l’impact de l’Intelligence artificielle sur les métiers, les compétences techniques ne suffisent plus.
D’ailleurs, 90% des recruteurs sont convaincus que les compétences comportementales continueront à prendre de l’importance au travail. Elles ont un rôle crucial pour assurer la cohésion au sein des équipes, renforcer la culture de l’entreprise, et in fine retenir les talents. Au-delà de la première étape de l’entretien d’embauche, ces compétences “douces” sont aussi une vraie carte à jouer pour grandir au sein de l’entreprise. Près de la moitié des RH ont intégré les softs skills dans les critères des évaluations annuelles. Seul bémol, 70% des entreprises répondantes ne disposent pas de modules de formation pour les développer chez leurs salariés. Pourtant, ils sont plus d’un tiers à les considérer efficaces pour améliorer leur employabilité (35%).
Dans un monde qui se tertiarise, s’automatise, se robotise, le champ des soft skills pourrait devenir un paradoxe, mais ce monde de service place la relation client au cœur de beaucoup d’activités, il faut alors savoir écouter, communiquer, comprendre l’autre, gérer les conflits et le stress. Par ailleurs, la structuration des entreprises, où l’échelon hiérarchique est de plus en plus minimisé, induit la part belle à l’autonomie, la responsabilité, la prise d’initiative. Enfin, pour accompagner le développement du digital et du numérique, où l’obsolescence des compétences et connaissances techniques s’accentue, les compétences humaines et comportementales prennent tout leur poids en premier lieu la créativité, l’agilité et la flexibilité.
Marc LEGRAS1, 2, 3, Caroline TERRIE1, 4, Magali MANIEZ 2, Babacar THIOYE1, 2,
Marie-Pierre BRUYANT1, 2
Références
CTI, Références et orientations de la Commission des titres d’ingénieur, Version 2020, Document approuvé en séance plénière le 14 janvier 2020 https://www.cti-commission.fr/...
Albandea I., Giret J.-F., « L'effet des soft-skills sur la rémunération des diplômés », Net.Doc n°149 janvier 2016 31 p.p.
Anderson, L.W., Krathwohl, D.R., Airasian, P.W., Cruikshank, K.C., Mayer R.E., Pintrich, P.R., Raths, J., et Wittrock, M.C. " A Taxonomy for Learning, Teaching, and Assessing: A Revision of Bloom's Taxonomy of Educational Objectives". Addison Wesley Longman, Inc., 2001
Chabod D., (2011) « La démarche compétences dans les Grandes Ecoles : Une adaptation nécessaire aux évolutions des compétences recherchées par les entreprises », Groupe de travail Compétences, Commission Amont et Formation, Conférence des Grandes Ecoles 2011.
Mauléon F., Hoarau J. (2014) Le Réflexe Soft Skills – Les compétences des leaders de demain – Editions Dunod, Paris
Rey B., Les compétences transversales en question, ESF éditeur, 1996.
Perrenoud P. (1995) Des savoirs aux compétences : de quoi parle-t-on en parlant de compétences ? in Pédagogie collégiale (Québec), Vol. 9, n° 1, octobre 1995, pp. 20-24.
Tardif, J. et al. (1995) Le développement des compétences, cadre conceptuel pour l’enseignement, in Goulet, J.-P. (dir.) Enseigner au collégial, Montréal, Association québécoise de pédagogie collégiale, pp. 157-168.