Les open badges dans l'entreprise d'insertion Tel Quelle : expérimentation de la reconnaissance en situation de travail
Publié par Le labo CIBC, le 27 février 2023 1.3k
Quelques mots sur l’entreprise d’insertion Tel Quelle
L’entreprise d’insertion Tel Quelle voit le jour officiellement le 4 décembre 2020 à Evreux. Elle a pour particularité d’utiliser une activité support peut commune dans les entreprises d’insertion : une plateforme téléphonique de réception d’appels. L’activité principale est de traiter les appels des actifs occupés qui souhaitent un rendez-vous avec un conseiller en évolution professionnelle. A l’aide d’un script support, les salarié·e·s en insertion vont alors écouter et si nécessaire questionner les appelant·e·s pour les orienter vers l’accompagnement qui convient à leur situation.
Rapidement l’entreprise, qui se structure autour d’une démarche qualité rigoureuse, souhaite expérimenter une forme d’AFEST revisitée : l’AREST, action de RECONNAISSANCE en situation de travail.
Le principe consiste à utiliser les Open badges comme outil pour venir stimuler la réflexivité des salarié·e·s concernant les compétences mobilisées sur le poste, notamment les compétences transversales, reconnaître l’acquisition ou le développement de celles-ci et, enfin, les valoriser dans le cadre de leur insertion professionnelle.
La mise en place d’un protocole d’expérimentation
La question de départ était : comment développer le pouvoir d’agir des salarié·e·s en insertion ? Les Open badges peuvent-ils favoriser le développement du pouvoir d’agir des salarié·e·s en insertion ?
Le contexte est le suivant : les contrats d'insertion offrent 24 mois maximum pour que la production concrète combinée à un accompagnement socio-professionnel aboutissent à une sortie “positive” pour les salarié·e·s. Par sortie “positive” est entendu l’entrée en emploi durable (de plus de 6 mois) ou en formation qualifiante des salarié·e·s à l’issue du contrat d’insertion. L’entreprise d’insertion vise donc à incarner un tremplin vers l’emploi ordinaire pour ses salarié·e·s.
Une partie de la mission des chantiers/entreprises d’insertion est d’effectuer avec les salarié·e·s un travail autour des compétences possédées et/ou développées. Ce travail peut prendre diverses formes plus ou moins poussées. A titre d’exemple, nous citerons le “livret de compétences” : fréquemment utilisé, cet outil papier vise généralement à recenser les compétences, transversales ou pas, des salarié·e·s.
L’Open badge présentait pour nous plusieurs différences avec les outils les plus fréquemment utilisés. Notons par exemple son caractère numérique qui permet de le partager en ligne, de l’ajouter à un CV, la possibilité de l’enrichir ultérieurement par l’ajout de nouveaux documents et endossements, ...
Par-dessus tout, les Open badges sont généralement utilisés en France comme des outils permettant la reconnaissance ouverte des compétences. A ce titre, la fonctionnalité de la “demande de badge” qui permet d’inviter à la réflexivité les demandeur·se·s du badge qui deviennent, par là même, de véritables acteur·rice·s de leur reconnaissance, représentait également un atout supplémentaire vis-à-vis des outils déjà répandus.
Nous avons donc émis l’hypothèse que l’utilisation des Open badges pouvait agir à plusieurs niveaux sur le développement du pouvoir d’agir des personnes salarié·e·s. Tout d’abord, nous avons parié sur le fait que la réflexivité nécessaire à la demande de badge permette une conscientisation des compétences ayant pour conséquence un gain d’estime de soi des personnes. Ensuite, nous pensons que le sentiment de contrôle de la personne peut croître du fait qu’elle soit davantage équipée en termes d’argumentaire (face à un.e recruteur.se), de capacité à parler d’elle-même et de support (badges sur le CV) pour illustrer son discours. Enfin, l’estime de soi et le sentiment de contrôle combinés à l’analyse stratégique émergeant avec l’accompagnement de la conseillère en insertion qui accompagne les salarié·e·s doit, d’après nous, déclencher un plus fort engagement dans leur parcours.
L’expérimentation
Nous avons décidé de proposer 3 badges de compétences contextualisées et 1 badge de compétence transversale qui permettent, une fois tous obtenus, d’obtenir un méta-badge “conduite d’un entretien téléphonique”.
Le méta-badge “Communiquer - je maîtrise” est lui-même délivré à la personne par la Région Normandie sur la base du méta-badge “Conduite d’entretien téléphonique”.
Le méta-badge est un badge obtenu automatiquement à la suite de l’obtention de plusieurs badges liés. Il permet ici de décliner la communication et, plus précisément, la conduite d’entretien téléphonique en plusieurs petites compétences qui peuvent être reconnues au fur et à mesure au rythme de la personne salariée.
Deux autres badges ont été créés pour faciliter l’intégration des salarié·e·s. Le premier est un badge de parcours “Je suis prêt·e” dont la demande peut déclencher de manière anticipée la fin de la période d’essai : il s’agit de mettre entre les mains de la personne le pouvoir, mais aussi la responsabilité, de s’auto-déclarer en capacité de tenir le poste en autonomie, et de valider qu’elle en a bien perçu les enjeux.
Le second est un badge de rôle “engagement collectif” qui vient reconnaître l’investissement de la personne dans une activité de l’entreprise non-inscrite sur sa fiche de poste. Par exemple, la personne peut choisir de contribuer à la communication de l’entreprise Tel Quelle de façon volontaire. Reconnaître cet investissement permet de mettre en valeur l’engagement et la spécificité de l’apport d’une personne salariée dans l’entreprise.
Ce que nous avons pu constater :
Sur 14 salarié·e·s ayant été en contrat au cours de l’expérimentation, 11 ont reçu au moins un badge et 6 ont reçu l’ensemble des badges et donc le méta-badge (celui de la Région a été mis en place en cours d’expérimentation, il n’est pas inclus dans cette analyse). Le premier méta-badge CIBC a été reçu en mars 2022 soit 1 an après la naissance du projet. Le dernier a été reçu en décembre 2022, le mois dernier.
Les badges les plus demandés sont “synthèse écrite” et “écoute active” (seul badge de compétence transversale). Le badge le moins demandé est celui d’”engagement collectif”.
8 salarié·e·s ont créé un compte sur Open badge passport (2 l’ont rendu “privé” c’est-à-dire que les autres utilisateurs ne peuvent pas voir les badges qu’ils ou elles possèdent). La majorité des personnes n’ayant pas créé leur compte OBP ont été recrutées récemment, on peut donc – dans un glissement vers une analyse plus qualitative – imaginer qu’elles n’ont pas encore eu l’occasion d’être accompagnées sur cette démarche.
Côté salarié·e·s permanentes
On peut constater, de manière générale, que la présence et même la proactivité des encadrante et conseillère auprès des salarié·e·s en insertion favorise grandement l’obtention de résultats quantitatifs aussi favorables.
L’équipe salariée permanente de l’entreprise s’est réellement investie dans l’expérimentation :
- En coconstruisant des supports de communication adaptés (fiche de demande de badges dans les lutins des salarié·e·s mais aussi affiches dans les bureaux et fond d’écran dédié) ;
- En faisant intervenir la chargée de projet du Labo_CIBC chaque fois que cela était nécessaire ;
- En réfléchissant aux moyens de collecter des statistiques et autres informations pertinentes à l’évaluation de l’expérimentation ;
- En dégageant du temps aux salarié·e·s en insertion pour avoir des échanges permettant de récolter des éléments qualitatifs sur l’expérimentation ;
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En étant ambassadrices de la démarche : comme lors des journées Accompagnement, reconnaissance et emploi organisées en juin 2021 par le CIBC où les salariées permanentes et une salariée en insertion ont élaboré une version du jeu “Une famille en or” visant à faire découvrir les compétences reconnues sur le poste de téléopératrice.
Notons que cet outil est pleinement intégré aux processus d’accompagnement et que son utilisation ne représente donc pas un effort supplémentaire de la part des salarié·e·s permanentes !
Côté salarié·e·s en insertion
Il est possible, selon la volonté de la personne qui le demande, de rendre le badge public sans afficher les éléments fournis pour obtenir ce badge. Les formulaires visibles concernent ici 5 salarié·e·s.
Concernant le groupe entier, la demande du badge “écoute active” les amène à répondre à la question suivante : “qu’avez-vous ressenti”'. Cette question est cependant optionnelle. Il est tout à fait évident qu'elle a été systématiquement ignorée. Une personne y a répondu mais l’a vidée de sa substance en n’évoquant pas de réels ressentis mais plutôt des effets produits. Une seule personne a noté dans un formulaire avoir ressenti la “fierté d’assumer et d’organiser …".
De manière générale, la question obligatoire sur les difficultés rencontrées a suscité une forte mobilisation avec de multiples exemples cités (sans qu’une quantité définie d’exemples n'ait été demandée), des réponses plutôt fournies, etc.
Focus sur …
Deux salarié·e·s n’ont pas cité leur encadrante à la question optionnelle “De quoi avez-vous besoin pour surmonter ces difficultés ?”
Il est possible de s’interroger sur la réalité de l’autonomie de ces deux salarié·e·s qui ne déclarent pas spontanément avoir besoin de leur encadrante technique : le fait que l’encadrante soit amenée à valider la compétence sur la base de ce formulaire a-t-il un impact ? La question est la même sur le fait que ce formulaire soit donné à voir à d’autres internautes et, potentiellement, à des recruteur·se·s. On peut émettre l’hypothèse que la personne ne souhaite pas mettre en avant un manque d’autonomie qu’il soit réel ou supposé.
Les interviews :
Deux interviews nous ont permis d’aller plus loin dans l’analyse de la perception de l’expérimentation par les salarié·e·s en insertion. Leurs témoignages font ressortir à la fois un certain sentiment de fierté mais aussi et sans doute de façon corollaire, une certaine difficulté à obtenir les badges, un effort fourni pour les obtenir. Ainsi, il et elle ont pu déclarer :
“Le badge en soit on peut s’en passer mais ça permet de retourner un peu à l’écrit de se poser de prendre confiance” |
“ça demande vraiment un travail de se poser, de rédaction [...] ce n’est pas évident, la formulation des questions c’est quand même difficile” |
“C’est toujours agréable d’être reconnu dans ce que l’on fait, dans son travail [...] C’était agréable, ça m’a fait sourire” |
“Si ça peut rafraichir mon profil oui c’est pas mal ça permet de voir que je ne fais pas rien que même si je n’ai pas eu un parcours professionnel traditionnel bah au moins …" |
Une salariée évoque, comme celle citée par l’encadrante technique plus haut, le sentiment d’illégitimité lorsqu’il s’agit de demander le badge. Pour les deux personnes interviewées, l’encouragement des salarié·e·s permanentes est évoqué comme permettant de lever ce type de freins.
En conclusion
Pour obtenir un meilleur aperçu de l’apport de la Reconnaissance ouverte aux salarié·e·s, il serait possible d’utiliser des tests comme Locus de contrôle d’après J. Rotter ou Echelle estime de soi de Rosenberg. Cependant, une entreprise d’insertion doit garder un équilibre entre la production et les temps consacrés à l’accompagnement socio-professionnel. Rompre cet équilibre est même un risque identifié au cours de la construction de la démarche qualité.
Nous nous fions donc davantage au contenu des demandes de badges qui révèlent un sérieux indéniable investi par la majorité des salarié·e·s dans l’expérimentation. Lorsque l'on croise les productions des salarié·e·s et les contenus des interviews, la notion d'estime de soi apparait assez souvent. La quantité des analyses produites dans les demandes de badges nous assurent que les salarié·e·s sont équipées d’un certain bagage pour se présenter à des entretiens d’embauche plus sereinement (exemples de mise en œuvre des compétences, analyse des difficultés, identification des ressources à mobiliser pour les surmonter, etc.).
En revanche, moins de la moitié des personnes a rendu les badges publics sur Open badge passport, ce qui implique que plus de la moitié ne donne pas à voir les badges obtenus à de potentiels recruteur·se·s. Sur ce dernier point, nous pouvons identifier une marge de progression dans nos analyses, le badge en soi n’est peut-être pas tant identifié comme valorisant que le processus qui mène à son obtention (réflexion, écriture, effort fourni, reconnaissance). Cette question pourrait être approfondie dans nos travaux ultérieurs.
Juliette Kyburz, Labo_CIBC avec l'aide d’Elodie GAUDET, Tel Quelle, Eden JEAN-MARIE et Muriel MOUJEARD, Labo_CIBC.