Retour sur > Mémoires & Traumatismes
Publié par UNICAEN Normandie, le 2 avril 2019 2.5k
Conférence autour de Boris Cyrulnik, Francis Eustache et Denis Peschanski
En 2012 paraissait Mémoire et traumatisme, un ouvrage issu de la rencontre entre Denis Peschanki et Boris Cyrulnik autour des dynamiques cérébrales de la mémoire et de la capacité des individus à se reconstruire à la suite d’un choc traumatique. Mais c’est sur la question des mémoires et des traumatismes, au pluriel, qu’a porté la conférence organisée le mercredi 20 mars au Pôle des formations et de recherche en santé. Réunissant une nouvelle fois Denis Peschanski et Boris Cyrulnik aux côtés de Francis Eustache, cette conférence s’est tenue en présence de plus de 950 participants.
Durant 1h30, les liens entre mémoires et traumatismes ont été considérés au prisme de l’histoire, de la neuropsychiatrie et de la neuropsychologie — des disciplines longtemps cloisonnées, mais dont les croisements offrent une compréhension plus fine des dynamiques en jeu. Car dynamiques cérébrales et dynamiques sociales sont intrinsèquement liées. Un événement traumatique marque les individus mais aussi la société dans sa globalité : l’individu construit alors sa mémoire en interaction avec le collectif. Pour comprendre pleinement le fonctionnement de la mémoire, il est ainsi nécessaire de prendre en considération l’impact du social sur l’individu. Parmi les exemples évoqués par Denis Peschanski, l’attentat de Saint-Michel, en 1995 : les blessés, présents dans les rames du RER, complètement désorientés, n’ont eu connaissance de la nature de l’événement qu’une fois sortis de la station. Leurs récits, en tant que témoins directs de l’attentat, se mêlent aux récits rapportés sur place par les pompiers et les secouristes, contribuant à la co-construction du ressenti de l’événement. La mémoire individuelle interagit également avec les grands récits dominants construits par la société, relayés par la radio, la presse, les réseaux sociaux, la télévision. À cet égard, les chaînes d’information en continu, parce qu’elles ressassent constamment l’événement au travers d’images, d’experts en plateau et de bandeaux défilants, contribuent à réveiller les traumatismes vécus.
Dès lors, quelle est la place de la mémoire quand l’événement traumatique s’impose dans le présent de l’individu ? Qu’est-ce qui favorise le stress post-traumatique ? Ces questions sont notamment au cœur du programme de recherche 13-Novembre, porté par Francis Eustache et Denis Peschanski — une étude longitudinale s’appuyant sur les témoignages de 1 000 personnes volontaires, recueillis au cours de quatre campagnes d’entretiens successives menées sur une période de dix ans. L’objectif : étudier l’évolution de la mémoire des attentats du 13 novembre 2015. Comment parlera-t-on de ces événements dans quelques années ? Quelle sera sa place dans les mémoires individuelles et dans la mémoire collective ? Pour Denis Peschanski, la mémoire collective est une représentation sélective du passé qui participe à la construction identitaire du groupe : seuls les événements perçus comme structurants, porteurs d’un sens fort, seront intégrés dans cette mémoire collective. C’est pour cela, poursuit l’historien spécialiste de la Seconde Guerre mondiale, que la Résistance occupe une place centrale dans notre mémoire collective, à la différence de l’exode de 1940, pourtant vécus par des millions de civils français.
Ces questions en appellent irrémédiablement d’autres : Comment prévenir les conséquences d’un traumatisme ? Comment aider les « blessés de l’âme » ? Pour le neuropsychiatre Boris Cyrulnik, qui a théorisé le concept de résilience, exprimer ses émotions auprès d’une personne de confiance permet d’apaiser les émotions. Parler, c’est remanier la représentation du passé. « La résilience, c’est la reprise d’un nouveau développement après un traumatisme psychique. […] C’est un travail, ce n’est pas le retour de la mémoire, mais la représentation du passé qu’on élabore pour intentionnellement l’adresser à quelqu’un. La mémoire est toujours l’anticipation du futur, et l’anticipation du passé : je vais rechercher dans le passé les images et les mots que je vais adresser à une figure protectrice et sécurisante. […] Je me reconstruis en parlant, à condition que la personne soit une base de sécurité ». L’acquisition des facteurs de protections développementaux avant le traumatisme explique, par ailleurs, les différences de réactions, d’un individu à l’autre, face à un même événement traumatique. Boris Cyrulnik insiste notamment sur l’importance des « bavardages familiaux » qui composent un ensemble de récits autour de l’enfant et le sécurisent.
Cet événement s’est tenu le mercredi 20 mars, dans le cadre du séminaire Jean-Louis Signoret (19-21 mars). Le séminaire Signoret, ce sont chaque année trois journées de diffusion et d’échange sur les avancées de la neuropsychologie et des neurosciences. Pour cette 25e édition, ces rencontres avaient pour thème la neuropsychologie des traumatismes d’origines diverses — des traumatismes liés à un stress intense ou consécutifs à une lésion organique, ou encore les répercussions d’événements anxieux associés à un cancer.
Boris Cyrulnik est neuropsychiatre, éthologue et psychanalyste, directeur d’études à l’université de Toulon.
Francis Eustache est neuropsychologue, directeur de l’unité de recherche Neuropsychologie et imagerie de la mémoire humaine · NIMH (UMR-S 1077 UNICAEN-EPHE-INSERM), président du Conseil scientifique de l’Observatoire B2V des Mémoires.
Denis Peschanski est historien, spécialiste de la Seconde Guerre mondiale, Directeur de recherche au CNRS.