Outiller l’accompagnement dialogique pour développer un réflexe réflexif

Publié par Le labo CIBC, le 16 avril 2019   4k

Du courant de la psychologie communautaire apparue aux Etats-Unis dans les années 60, en passant par toutes les recherches concernant l’empowerment, nous retenons qu’il est nécessaire pour l’individu et son conseiller d’agir sur deux dimensions : la dimension individuelle (le développement des compétences, du sentiment de compétence, du désir d’agir) ; la dimension collective (les ressources et opportunités offertes par l’environnement socioéconomique, la perception et le sentiment de contrôle de l’individu sur ces opportunités).

Nous pensons à l’instar d’auteurs comme André Chauvet, que le rôle du conseiller n’est plus alors d’orienter mais d’aider l’individu à percevoir et élargir le champ des possibles. Ces capacités sont étroitement liées à ce que Beauchamp a nommé la pratique réflexive interne et la pratique réflexive externe. Après avoir introduit ces notions nous présenterons deux outils qui nous permettent d’accompagner l’émergence d’une pratique réflexive, l’un centré sur la dimension individuelle, l’autre sur la dimension collective.

Nous verrons dans un premier temps comment l’accompagnement à l’identification par l’appropriation de la solution pédagogique DIA#LOG permet la mise en place d’une pratique réflexive interne. Puis nous présenterons ce que nous appelons les écosystèmes de reconnaissance, qui par le développement d’une pratique réflexive externe, permettent la construction de passerelles entre besoins de recrutements et opportunités de reconnaissance.

 

Les travaux que nous présentons ici s’inscrivent dans la droite ligne du courant de la psychologie communautaire apparue aux Etats-Unis dans les années 60, et de toutes les recherches qui en ont découlé sur l’empowerment, notamment au Canada. Ces recherches ne sont pas récentes et elles ont inspiré de nombreux praticiens.

Que nous apprennent-elles ? que le changement n’est pas uniquement affaire individuelle, dans laquelle l’individu doit s’adapter à son environnement, et où le conseiller accompagne la levée des freins, la correction de déficits ; que le changement est au contraire une affaire collective, dans laquelle l’individu et son conseiller doivent agir sur l’environnement – s’affranchir plutôt que s’adapter.

Pour conduire cette action, l’individu et son conseiller devront agir sur deux dimensions : la dimension individuelle - le développement des compétences (capabilité), mais aussi du sentiment de compétence, du désir d’agir ; la dimension collective - les ressources et opportunités offertes par l’environnement socioéconomique, mais aussi la perception et le sentiment de contrôle de l’individu sur ces opportunités.

Le rôle du conseiller n’est plus alors d’orienter mais d’aider l’individu à percevoir et élargir le champ des possibles, il n’est plus de guider mais d’aider l’individu à délibérer, choisir, décider, s’engager. Comme le dit André Chauvet, l’usager n’est plus l’objet d’analyse mais l’agent d’analyse de sa situation et des orientations qu’il doit prendre.

Nous présenterons ici deux outils qui nous permettent d’accompagner la réflexivité, l’un centré sur la dimension individuelle, l’autre sur la dimension collective.

Nous nous intéressons ici à la pratique réflexive - démarche intentionnelle englobant l’activité réflexive en tant que processus cognitif. La pratique réflexive peut avoir plusieurs visées, et donc bénéfices :

  • praxique, agir pour transformer le monde dans le cadre de sa mission professionnelle.
  • scolastique, apprendre par la réflexion (Boucenna et Charlier, 2013)
  • critique (Tardif, 2012), évoluer par la remise en cause ses fondements identitaires (croyances, mode de socialisation, savoirs, désirs…) ;
  • psychologique, accepter l’entrée et l’entretien du processus critique en admettant l’incertitude et les remises en cause que la complexité du vécu impose.

Beauchamp (2012) identifie les six catégories suivantes de processus cognitifs intervenant dans la pratique réflexive :

  • examen (observer, se concentrer),
  • pensée et compréhension (observer, penser, interpréter, donner un sens),
  • résolution de problème (trouver des solutions),
  • analyse (analyser d’un œil critique),
  • évaluation (évaluer remettre en question),
  • édification, élaboration et transformation (construire, structurer et transformer).

Nous prétendons inscrire la pratique réflexive telle que nous souhaitons la faire émerger chez nos usagers dans une vision dite « maximaliste », c’est-à-dire qui la considère comme une « habitude du quotidien » et qui aboutirait au développement d’un réflexe réflexif.

 

1. DIA#LOG : L’accompagnement à l’identification – la réflexivité par et pour l’individu


Schön (1983) utilise une métaphore pour définir la pratique réflexive et propose de dire qu’elle est une écoute de la réponse de la situation (« The situation talks back to you », Schön, 1983, p.131) ou une conversation réflexive avec la situation (« a reflective conversation with the situation », Schön, 1983, p.102). Dans ce cas, la pratique réflexive serait une sorte de dialogue avec le vécu dont il s’agirait de structurer le fonctionnement au travers de principes et règles opérationnelles.

DIA#LOG est une solution pédagogique que nous avons développé pour fournir à nos bénéficiaires les conditions de la prise de recul vis-à-vis d’une expérience du quotidien (DIA) pour développer une pratique d’identification de compétences comportementales dans un journal personnel (LOG). Les personnes sont invitées - via une application - à photographier une activité, ou à se faire photographier en action. Cette « capture » du moment présent, fait ensuite l’objet d’une analyse individuelle, et éventuellement collective, pour en extraire identification des compétences et ressenti. La diversité des expériences capitalisées au sein de leur journal personnel, peut faire l’objet d’une valorisation, puis d’une communication stratégique. Nous pouvons donc distinguer trois étapes déterminantes dans l’appropriation de cette solution, à l’instar de Denoyel (2007) qui évoque une triple mise en action : le temps de l’action (articulation du travail prescrit et du travail réel), le temps de la réflexivité (articulation entre mise en intrigue -dimension personnelle- et mise en commun -dimension collective), le temps de la valorisation (l’expérience singularisée est mise en perspective avec les attendus).

Notre objectif est de développer une réflexion chez l’usager qui devienne comme Perrenoud (2001) l’envisageait « une habitude, une dépense d’énergie intégrée à la vie quotidienne » ; et faire en sorte que des personnes ne disposant pas d’activité professionnelle soit en mesure de raisonner sur les actes quotidiens (Duffaure, 1973), de faire dialoguer leurs habitudes d’agir et de penser (E. Bourdieu, 1998).

La pratique réflexive renforce l’articulation entre théorie et pratique au service d’une compréhension et d’une acceptation de la complexité à laquelle le sujet se confronte. En ce sens, la réflexivité est une forme d’action, si on admet qu’agir, c’est aussi présenter discursivement ce que l’on fait (Martuccelli, 1999).

Nous cherchons ensuite à inscrire cette pratique réflexive dans la durée. Dewey (1968) explique que continuité et interaction peuvent être pensées comme « les aspects longitudinaux et latéraux de l’expérience ». Ainsi « des situations différentes se succèdent mais, conformément au principe de continuité, quelque chose de la première est transférée [...] ce que la personne avait acquis de savoir, et d’habileté dans la situation précédente devient instrument de compréhension et d’action dans la nouvelle situation ». Les expériences du présent guident les actions futures.

 

2. TERRITOIRES APPRENANTS : développer et rendre visible le champ des possibles

Territoire Apprenant
                                                                                                                                                    Crédits : François Boissel

                                                                                                                                    

Beauchamp (2005), distingue deux orientations des fonctions de la pratique réflexive. La première est tournée vers soi, elle la qualifie d’interne. Cette orientation s’incarne dans les catégories suivantes de fonction : « penser différemment ou plus clairement », « justifier sa position », « réfléchir à des actions ou décisions », « changer la façon de penser ou de savoir » (Beauchamp, 2012). La seconde orientation est qualifiée d’externe, elle traduit une orientation vers l’environnement et les autres. Elle s’incarne dans les trois catégories suivantes : « agir ou améliorer l’action », « améliorer l’apprentissage », « faire évoluer le moi ou la société » (Beauchamp, 2012). Ces occurrences apparaissent séparément ou en combinaison ; les deux fonctions pouvant être poursuivies de façon simultanée.

Si DIA#LOG répond bien à l’orientation interne de la pratique réflexive, l’accompagnement de la création d’écosystèmes de reconnaissances par la mise en place de territoires apprenants intégrant des badges numériques ouverts, a l’ambition de permettre l’orientation externe de la pratique réflexive.

L’objectif est de concevoir des parcours d'identification, d'acquisition et de reconnaissance des compétences transversales (ou soft skills) pour permettre à des publics éloignés du monde du travail de s’inscrire dans un parcours d’apprentissage et d’insertion professionnelle. Pour cela, nous réunissons les acteurs de l’accompagnement, de la formation et les acteurs économiques, et à partir des besoins en compétences identifiés et des ressources existantes, nous accompagnons la co-construction des parcours d’apprentissage, via la création de badges numériques. L’illustration de ces parcours par des étapes « badgées » va permettre de rendre visibles les compétences attendues par les entreprises, les moyens de les acquérir et de les faire reconnaître pour les bénéficiaires, les lieux et ressources facilitantes du territoire.

Ciccone (2001) affirme : « savoir contenir une expérience singulière c’est la comprendre ». Autrement dit, « contenir » c’est permettre de comprendre dans le sens où l’expérience première se détache de ce qui encombre le sujet professionnel pour aller vers un nouvel engagement dynamique et organisateur. Ce processus est partagé par les acteurs du territoire, qui à la fois par l’expérience puis par la mise en mots, développent progressivement une compétence collective.

Ils appréhendent la complexité des ressources et des difficultés inhérentes à leur territoire, partagent un objectif commun de rendre visibles les opportunités, les parcours possibles d’acquisition et de valorisation des compétences ; ils font collectivement en sorte que la professionnalisation des individus revienne « à naviguer dans un réseau d’opportunités et non pas seulement à monter à la corde à nœuds d’un programme ou d’un cursus préétabli de formation » (Le Boterf, 1997).

 

CONCLUSION

Nous indiquions en introduction souhaiter que la personne et son conseiller puissent agir à la fois sur la capabilité – compétence, sentiment de compétence, désir d’agir, et sur la perception des opportunités offertes par l’environnement socioéconomique, et le sentiment de contrôle de chacun des acteurs sur ces opportunités.

Les outils que nous développons visent donc à accompagner un réflexe réflexif de chacun des acteurs, mais aussi collectivement à les accompagner dans la construction sociale du territoire apprenant. On parle ici d’intelligence territoriale ; mais cela pourrait faire l’objet d’un autre article.


Muriel MOUJEARD,  Eden JEAN-MARIE



BIBLIOGRAPHIE

Beauchamp, C. (2012). Un cadre conceptuel pour mieux comprendre la littérature sur la réflexion en enseignement. In M. Tardif, C. Borges and A. Malo (dir.), Le virage réflexif en éducation, Où en sommes-nous 30 ans après Schön ? Bruxelles : De Boeck Supérieur, 21-45.

Denoyel, N. (2007). Réciprocité interlocutive et accompagnement dialogique In: J-P. Boutinet et al (ed.). Penser l’accompagnement adulte. Ruptures, transition, rebonds. Paris, Puf, p.149-160.

Dewey, J. (1968). Expérience et éducation. Paris, Armand Colin.

Perrenoud, PH. (2001). Développer la pratique réflexive dans le métier d'enseignant. Professionnalisation et raison pédagogique. Paris, ESF.

Schön D.A. (1994). Le praticien réflexif. À la recherche du savoir caché dans l'agir professionnel, Montréal, Éditions Logiques.

Vacher, Y. (2015). Construire une pratique réflexive - Comprendre et agir. Bruxelles : De Boeck Supérieur.