Pour une éducation populaire (au) numérique ouverte sur les pratiques des jeunes
Publié par Marielle Stinès, le 14 décembre 2018 3k
L'éducation populaire (au) numérique s’inscrit dans les visées de l’éducation populaire : partage, échanges et construction collective des savoirs ; valorisation de la mémoire collective ; participation citoyenne ; appropriation de la culture technique qu’il s’agit de maitriser pour ne pas subir sa domination (programmer pour ne pas être programmés); mobilisation de l’intelligence collective ; expression et création individuelle et collective ; développement des pratiques culturelles en amateur, développement de l’esprit critique, etc.
En quoi diffère-t-elle de ce qu’on appelle aujourd’hui la médiation numérique ? Derrière ce concept emprunté à celui de la médiation culturelle se sont rassemblés de nombreux acteurs du numérique, qu’ils soient labellisés Établissements publics numériques et/ou porteurs d’anciens labels : Cyber-base, Espaces culture multimédia, etc.
L’éducation populaire au numérique partage de nombreux objectifs avec la médiation numérique, notamment celui de l’appropriation par tous de la culture numérique. Elle plébiscite ses méthodes d’apprentissage « par le faire » ou « par les pairs », basées sur le bidouillage, l’essai-erreur, l’expérimentation.
Elle s’en distingue peut-être en en ce qu’elle n’émane pas du même côté de la technicité. Elle doit pouvoir être mise en œuvre par des animateurs qui interviennent dans le champ de l’éducation populaire ou de l’animation socioculturelle et maîtrisent des techniques d’animation mais n’ont la plupart du temps aucune compétences techniques en matière de numérique. Cela ne les empêche pas de construire des projets pédagogiques qui visent à étayer la culture numérique des jeunes et à favoriser les usages numériques qui sont sources d’autres apprentissages. Elle est en effet moins centrée sur la transmission des usages en eux-mêmes que sur les apprentissages informels qu’ils peuvent favoriser, notamment ceux qui visent à permettre aux jeunes de se construire, de mieux comprendre le monde qui les entoure, d’y agir en citoyens éclairés, de s’exprimer et de créer.
Pratiques spontanées des jeunes
Accompagner, valoriser et diversifier les pratiques des jeunes, c’est faire le pari de développer une éducation au numérique ouverte sur ces pratiques.
Elle suppose de s'intéresser aux usages réels des jeunes (ce qu'ils font avec le numérique) plutôt qu’aux supposés effets du numérique sur eux (ce que ça leur fait) qui sont toujours sujets à caution, liés à la psychologie individuelle, à l'éducation, au capital culturel, etc.
Elle exige d’aller voir au-delà de la surface des écrans qui font souvent écran à la question des usages et des apprentissages qui peuvent y être liés.
La plupart des enquêtes quantitatives relatives aux pratiques des jeunes détaillent le temps passé devant les écrans et les plateformes les plus couramment fréquentées par tranche d’âge et proposent une typologie d’activités « jouer », « écouter de la musique », « regarder des vidéos » qui ne prend pas du tout en compte l’interactivité propre au web 2.0, la conversation, le partage et le commentaire permanent que ses activités suscitent. Une enquête-action[1] à dominante quantitative menée dans le cadre des travaux du collectif EDUCPONUM[2] de Nouvelle-Aquitaine a souhaité interroger les pratiques des jeunes en allant au-delà de cette typologie d’activités pour « appréhender le degré de massification des autres usages qu'elles génèrent chez certains jeunes: traduction de paroles, lecture de fiction en ligne, création de chaîne vidéo, retouches d’images, pour ne citer que quelques exemples.
Elle a permis d’appréhender que chez les 12-15 ans, ces derniers étaient certes moins massifs que les usages majoritaires mais pas négligeables pour autant. Pour reprendre les exemples cités ci-dessus : la lecture de livres en ligne est pratiquée par 6,4% d’entre eux, la traduction de paroles par 9,2%, la création de chaîne vidéo par 15,2%, la retouche d’images par 34,9%.
Si les pratiques ludiques et relationnelles dominent largement le spectre des usages développés spontanément par les jeunes, ils s’adonnent à la marge, en fonction de leur environnement, de leur personnalité, de leurs goûts, de leurs hobbies, à des activités dont on peut supposer qu’elles favorisent des apprentissages variés.
On peut faire l’hypothèse que ces différentes modalités d’appropriation sont à même d’alimenter des parcours singuliers dans la culture numérique, à la marge des pratiques les plus massives et les plus conformistes. Ces parcours restent à étudier.
Elles correspondent en tout cas à des modalités d’appropriation qu’il y a lieu d’identifier pour proposer des interventions éducatives plus pertinentes.
Le schéma suivant vise à mettre à plat et mieux visualiser les différents aspects de l’appropriation de la culture numérique par les jeunes et à souligner à la fois le foisonnement des pratiques spontanées et les formes très variées que peut prendre leur accompagnement en fonction de ces modalités d’appropriation.
Quelles sont-elles ?
Partager des informations, exprimer son opinion, débattre, défendre une cause, appréhender des codes de conduite sur les réseaux, appartenir à des communautés d’intérêt ou de passions (communauté de fans de groupes de musiques, de genres littéraires comme les mangas, de personnages d’ « animés » ou de séries), en sonder les frontières, les différences avec les autres communautés, les rapports d’inclusion ou d’exclusion que cela génère, initient les jeunes à l’exercice de la citoyenneté : c’est l’appropriation citoyenne.
De nombreux types d’interventions peuvent accompagner ces premiers pas, lui donner des prolongements éducatifs. Et notamment en premier lieu celle qui consiste à leur offrir de s’exprimer et d’expliciter ces pratiques dans le dialogue avec un éducateur bienveillant. L’éducation aux médias et à l’information, l’éducation à internet et l’éducation aux datas, l’initiation à la culture des logiciels et des services numériques libres, peuvent alors prendre le relais efficacement pour donner des clefs de lecture et favoriser une participation plus avisée et plus avertie. Pour apprendre aux jeunes à se positionner en acteurs éclairés plutôt qu’en consommateurs effrénés du web.
Les projets collaboratifs, (wikis citoyen, cartographie participative, projets wikipédiens), permettent, eux, de faire découvrir la facette citoyenne du numérique et de donner un prolongement sur les territoires physiques à la pratique intensive de partage des jeunes. Ils offrent une articulation entre l’appropriation du territoire sous un angle culturel, environnemental, citoyen et l’acculturation à des outils numériques collaboratifs, d’intérêt général.
On peut distinguer l’appropriation citoyenne qui consiste à prendre une part active aux mondes numériques, à expérimenter des formes de participation via le web 2.0, de l’appropriation critique qui consiste à prendre du recul sur les pratiques et les problématiques spécifiques du numérique, leurs tenants et leurs aboutissants, dans une dimension plus réflexive.
Les jeunes ne sont pas sans développer un arsenal critique qui naît en partie de leur expérience et de leurs échanges entre pairs au sujet des questions de vie privée et de vie publique, d’information et de désinformation, d’e-réputation, de harcèlement, etc. Le regard critique qu’ils peuvent porter sur leurs propres usages a cependant besoin d’être étayé par un dialogue régulier avec des éducateurs et par l’apport de points de repères et de connaissances précises notamment en matière juridique (droit à l'oubli, droit au respect de la vie privée, etc.). Il s’agit d’interroger les facettes d’un vivre-ensemble qui possède ses propres codes, en raison des spécificités de la communication en ligne, sa viralité, les traces qu’elle laisse, les données personnelles qu’elle véhicule, etc.. Avec les plus âgés, on peut également commencer à débrouiller l’écheveau de questions qui laissent perplexes plus d’un internaute adulte : l’information à l’heure des fake-news certes mais aussi médias alternatifs, des lanceurs d’alertes et des leaks, le pillage des données personnelles certes mais aussi l’ouverture des données publiques et leur utilisation par les citoyens, etc. Il s’agit de faire saisir des enjeux, de susciter des questionnements qui dépassent la sphère de leurs seuls usages, c’est l’appropriation critique.
Traduire les paroles d’une chanson, critiquer un film, publier ou lire une fan-fiction, se filmer exécutant une chorégraphie, détourner une bande-annonce, sont des formes émergentes de pratiques culturelles en amateur dont Patrice Flichy, souligne qu’elles consistent à « circuler librement dans ses passions ». Or, le web 2.0, favorise tout particulièrement cette circulation chez les jeunes, dans un échange constant entre réception et partage des propositions des autres, production et partage de ses propres propositions.
Ces pratiques en ligne très nombreuses peuvent très facilement être encouragées, intensifiées et donner lieu à une socialisation sur les territoires physiques par la mise en place de festivals (de jeux vidéos), de concours (de films pocket, de fan-fictions, de films suédés), etc. L’éducation à l’image permet d’initier les jeunes au langage et à la grammaire qui transformeront leur regard et peut-être aussi leur production spontanée. La fabrication numérique offre aussi des pistes d’expressivité avec des nouvelles pratiques comme celles de la broderie ou de la lutherie numériques ou comme le détournement d’objets à des fins de création sonore, etc. Enfin, hors ligne, les outils numériques et notamment le premier d’entre eux, le téléphone portable, permet toutes sortes de capture de sons, d’images fixes ou animées à valoriser dans des productions créatives. C’est l’appropriation expressive et créative.
L’appropriation technique est sans doute celle qui est la moins spontanée, même s’il arrive à certains jeunes de découvrir la programmation au fil de leurs usages[1]. Elle a cependant une visibilité inversement proportionnelle aux pratiques des jeunes dans ce domaine. Elle fait désormais partie des programmes scolaires et notamment des cours de technologie. Et elle a été très valorisée socialement par le déploiement des Fablabs qui a fait l’objet de financements publics. Ces derniers ont rarement spontanément une dimension éducative et sont trop peu sollicités sur ce volet alors que les modalités d’intervention sont nombreuses, souvent ludiques, (robotique, création de drones) et que ces apprentissages sont indispensables à la formation du citoyen de demain.
Enfin, on peut distinguer une cinquième forme d’appropriation, la plus observée par les adultes, c’est l’appropriation « professionnelle », c'est-à-dire celle qui découle des démarches nécessaires à l’orientation et à l’insertion professionnelle. C’est souvent à l’aune de la technicité requise pour ces démarches (gestion d’une boite mail, du traitement de texte pour rédiger un CV, etc.) qu’est mesurée l’agilité numérique des jeunes alors que c’est la plus éloignée de leurs usages et qu’il n’y a aucune raison qu’ils possèdent spontanément des savoirs-faire auxquels les adultes actifs continuent d’être très régulièrement formés depuis 20 ans.
Le réseau information jeunesse est particulièrement bien placé pour accompagner ces apprentissages, pour sa double compétence en matière d’information autour des jobs et de l’emploi et de communication numérique. Il est également bien placé pour développer des actions d’éducation à l’information et aux médias et d’éducation aux datas et a développé des outils très intéressants pour ce faire.
Mise en dialogue, mise en débats, mise en projets
Les structures d’animation socioculturelle, MJC, Centre sociaux, les accueils de loisirs, les accueils de jeunes, eux, sont autant de lieux privilégiés pour la mise en dialogue, la mise en débats, la mise en projets de la culture numérique des jeunes dans une perspective d’éducation populaire, dans les quatre autres domaines d’intervention.
Cependant « le » numérique est une notion fourre-tout, souvent clivante et la prise en compte des usages numériques des jeunes dans les pratiques d’animation, rencontre de nombreuses résistances chez les animateurs ou les cadres de l’animation pour les raisons suivantes :
- Faire le lien entre les modalités d’appropriation envisagées plus haut, entre la robotique et la sensibilisation aux fake-news, oblige à un grand écart conceptuel et pédagogique souvent décourageant.
- Il existe une tendance sociale très répandue à prendre la problématique du mauvais côté de l’écran, la métaphore des « écrans » faisant souvent très efficacement écran à la question des usages. Les animateurs peuvent ainsi avoir tendance à penser que l'éducation au numérique consisterait à « remettre les jeunes devant un écran » en centre de loisirs alors « qu'ils sont devant toute la journée ». Or on peut éduquer au numérique sans connexion, ni écran, d’une part ; d’autre part, derrière l’écran, se déploient des usages et apprentissages qui doivent interpeller les pratiques d’animation et d’éducation populaire.
- La question de l’éducation au numérique suscite souvent un sentiment d'incompétence lié à la représentation qu’on peut s’en faire d’une approche technique alors qu'elle peut être prise en main sans compétences numériques spécifiques si on se centre sur les usages et si on va chercher les compétences techniques ailleurs, par exemple du côté de la médiation numérique
- Opportunément utilisés comme support d’actions ou de projets d’animation socioculturelle, les usages numériques des jeunes sont une véritable mine pédagogique. Cependant, elles ne font pas l’objet du dialogue systématique qui permettrait à la fois aux animateurs de s’y acculturer et surtout de construire à partir d’elles une action éducative pertinente.
A ces résistances s’ajoutent deux facteurs plus structurels :
- Les animateurs, les cadres de jeunesse, manquent de formations pour faire évoluer leurs pratiques à la hauteur de ces enjeux. Des propositions existent. Mais à l’exception d’un programme national comme celui des D-clics numériques, développé par la Ligue de l'enseignement, les CEMEA et les Francas, elles sont souvent le fait d’initiatives isolées, ponctuelles et peu articulées. Les ressources sont trop peu visibles tant en matière d’intervenants que de démarches, outils, et projets.
- La relation avec le champ de la médiation numérique et notamment des EPN où ils pourraient trouver les compétences et les ressources de médiation qui leur manquent pour mettre en œuvre un projet pédagogique incluant l’éducation au numérique mérite d'être renforcée.
[1] Ainsi seul 5,1 % des jeunes interrogés dans l’enquête citée ci-dessus déclaraient avoir des pratiques de fabrication numérique.
[1] Cette enquête-action a été pilotée et animée en 2017 par Marielle Stinès ( DRDJSCS de Nouvelle-Aquitaine), Linda Boureau (CRAJEP Nouvelle-Aquitaine) et Gérard Marquié (INJEP) dans le cadre des travaux du collectif Educpopnum de Nouvelle-Aquitaine.
[2] Coopération originale d’associations d’origines diverses (éducation populaire, culture scientifique et technique, numérique) visant à renforcer la visibilité d’une problématique, l’éducation au numérique et d’œuvrer collectivement à son appropriation par le milieu associatif et le secteur de l’animation socio-culturelle.